Dans ma classe, il y a une petite puce de 5 ans qu’on appelle entre nous Nelly Olson (vous avez la ref ? Alors on poursuit !) Cette enfant possède un caractère bien trempé qui la propulse dans la team-récré de ceux qui disent qui, quand, comment, où. Voyez ? Avec force cris et regards féroces. Vous voyez toujours ? Petit nez pointu, sourcil puissant, coup d’épaule efficace.
Cette enfant est toujours en mouvement, en classe comme en extérieur. Elle bouge, elle est dans le geste, dans le faire, dans l’action. En rentrant en classe après la pause de la cantine, j’ai maintenu le rituel que j’avais avec mes CE, le temps de lecture : 10 minutes montre en main, chacun son livre chacun sa place, silence complet et on bouquine. Un moment que tout le monde adore, réclame, Atsem comprise.
Pas elle.
Le calvaire.
Je la regarde du coin de l’œil, avec en main cet album jeunesse qu’elle a attrapé à contrecœur, en soupirant fort et en levant les yeux au ciel. Elle s’est assise sur le petit canapé de la classe. Pendant dix secondes environ elle tourne les pages à toute vitesse, le nez plissé sur le désintérêt abyssal qu’elle ressent visiblement. Le livre glisse à terre. Elle regarde à droite, à gauche, se laisse tomber contre le dossier le plus bruyamment possible et inspecte le plafond. Soupire de nouveau. A force de gesticuler, elle se retrouve à moitié couchée. Elle monte alors les pieds au-dessus de sa tête, en tortue retournée. Elle trouve la position chouette, en profite un moment en regardant au-dessus de son front ses deux pieds se frotter, se croiser. Elle se rassoit. Reluque un peu ses camarades. Pfffff, ce silence, cette immobilité autour d’elle, c’est d’un chiant ! Elle se tourne, rampe vers le haut du canapé, califourchonne. Je la rappelle à l’ordre, elle se rassoit, la lippe boudeuse et les bras croisés sur la poitrine.
Quinze secondes de plus et elle se met à chantonner, bouche fermée, les yeux dans le vague. Elle ne s’en rend pas vraiment compte, elle s’occupe, quoi… je lance un chut autoritaire vers elle, elle sursaute et me répond d’un regard mi-désolé, mi exaspéré. Ce temps de lecture, vraiment, quelle plaie !
En récré, elle invente. C’est fascinant de la voir détourner les objets, de la regarder grimper, escalader, créer de nouvelles manières de se suspendre, de s’accrocher, de se balancer. L’aisance qu’elle a avec son corps est impressionnante, c’est une circassienne née.
C’est fascinant aussi de la voir rabrouer tout intru à son jeu en poussant des cris suraigus. Dégagez tout le monde, Madame joue, elle se suffit à elle-même. On pourrait penser que les autres se détourneraient d’une personnalité aussi peu conciliante, et bien sachez que la demoiselle est très espérée. Ils tournent et virent en quémandant d’entrer dans son monde. Ils s’approchent pour tenter, eux aussi, cette figure acrobatique qu’elle arrive à faire du haut du toboggan… Seulement la place en haut du toboggan c’est son domaine, alors ouste ! Comme ils insistent, les bougres, elle arrive et se plante devant moi avec les poings sur les hanches et un regard scandalisé : ils veulent lui prendre sa place, ils font rien qu’à l’embêter.
– Apprends-leur, j’ai répondu, montre-leur, ils te regardent et ils voudraient savoir le faire aussi bien que toi !
Silence dubitatif, coup d’œil vers les importuns, là-bas, qui me guettent puisqu’elle « a été le dire à la maîtresse » et sont en attente d’un jugement.
Ok, bon, admettons, semblent dire ses deux épaules qui hochent avec énergie lorsqu’elle repart d’un pas décidé vers le toboggan. Elle a pas mal beuglé pour leur apprendre (ils comprennent rien ces imbéciles, ils font rien comme elle leur dit !) mais a semblé quand même y prendre du plaisir et surtout, elle a cédé sa place en haut du toboggan. Un peu.
C’est une femme puissante.
Quand j’y réfléchis, c’est pas du tout Nelly Olson, c’est plutôt Zora la Rousse.
Il faut qu’elle reste ça, une femme puissante qui se suffit à elle-même. Une Sorcière, quoi.
On va quand même essayer de lui apprendre la communication non violente…
Camille Lysière 